dimanche 7 février 2010

Dans la jungle, terrible jungle

On n'est pas mort, mais ce fut rude, camarades.

Le jeudi, Felipe, dit Pito, un copain de l'université, m'attrape dans un couloir et me demande si je veux monter au Pico de Loro (Bec de Perroquet, littéralement). C'est un des sommets dans les cordillères qui bordent Cali, 2 800 mètres de haut. Les gens l'appellent comme ça, à cause de la forme de bec de perroquet au sommet quand on le regarde de loin, mais son vrai nom c'était Pico del Oro, Pic de l'or, à cause des mines d'or et de quarts qu'il y a. Mais comme vous allez vous rendre compte, c'est pas des mines faciles à exploiter.


Le programme, c'est lever à 5h, pour être à 6h30 à la Javeriana, une des universités pas loin de l'ICESI. Là, je dois retrouver Pito, et attendre que quatre copains viennent nous chercher en voiture. On sort de Cali, on monte à Pance, on grimpe le début de la cordillère et on vient cueillir le guide dans sa maison. 4h de montée, un peu moins de descente, et on revient à la maison le même jour. Haut les coeurs et haut les pieds, je signe.

La chose s'est un peu compliquée, bien sûr, sinon c'est pas drôle.
Pour moi, 2h de sommeil pas plus, pour cause de squat inopiné de Colombiens en peine d'un toit sous lequel raconter des bêtises toute la nuit. Je suis une excellente hôtesse (sisi, j'accueille même avec un jus de fruits de la passion, fait par moi); je les ai quand même virés sans remords sur les coups de 2h30, quand l'aube et l'heure de me lever pour aller crapahuter approchaient à grand pas.



Lever difficile, mais avec de la motivation on déplace des becs d'oiseaux exotiques, comme chacun sait. Premier aperçu du fameux bec: un mur de brume blanche en arrivant à la maison du guide à 7h du mat'.



La fine équipe, attendant le guide qui venait à peine de se lever. Je crois bien qu'il nous avait oubliés, mais comme on est arrivés devant sa porte, yavait plus grand-chose à y faire. De gauche à droite: Cristian dit Koki, Catalina, Pito, Maria Alejandra et Oscar. On lève la tête: tout est blanc. Tout? non! ça se dégage, là, doucement. A ce moment-là, quand vous êtes tout contents parce que vous arrivez à voir un bout du flanc de la montagne devant, vous tombe dessus la dure réalité: aujourd'hui, il va pleuvoir. Et il a plu toute la journée, dru et humide comme on l'aime. Je vous présente le guide: "Je m'appelle Renan", me dit-il. "Ca vient de France."


"Enchantée," je lui réponds; "c'est comme Ernest et moi."


Son frère nous accompagnait aussi; 21 et 17 ans. Le début de la montée: tranquille, sous les goutelettes, pas encore les trombes qui nous attendaient plus haut.


On a marché une vingtaine de minutes comme ça, paysage mi-pré mi-forêt; et à un moment tout commence à s'obscurcir. A cause de la brume qui monte, d'une part; et aussi parce qu'on rentre dans la jungle.


Renan, le guide, prend une tête sérieuse et nous explique pourquoi il ne faut JAMAIS monter ici tout seul. La légende, c'est que le Pico de Loro est une croisée des chemins au sens de Pullman: c'est-à-dire, ici s'ouvrent des portes sur des mondes parallèles. C'est pour ça qu'il y a des gens qui montent, et ne reviennent jamais.


Plus sérieusement, c'est aussi parce qu'il y a des chemins qui paraissent des chemins mais n'en sont pas. Vous avancez, et pouf! le tapis de feuilles et de racines sur lequel vous marchez se déchirent et vous vous cassez la figure dans un abîme. L'histoire se termine là.


Et puis pour le folklore, il y a aussi la maison de la sorcière, qui est celle qui vous amène aux portes des autres mondes... mais je n'en dirai pas plus.


Pito, Renan et moi, on était toujours en avant, plus haut que les autres. Catalina et Maria Alejandra ont pas mal souffert pendant la montée; moi j'étais fière de suivre à peu près le rythme de Renan, hahaha. Et c'est qu'il avait des longues jambes, le bougre.





C'est pas que mon appareil photo soit sale: c'est la brume. Les montagnards racontent que quand on crie dans la montagne, ça fait monter la niebla, la brume. Soit elle a l'oreille fine, la montagne, soit elle avait gadejo = ganas de joder = envie de nous casser les pieds, parce que le seul bruit qu'on faisait c'était quand Pito disait des bêtises, ou les halètements gémissants des demoiselles derrière. Notez qu'à ce moment-là on était déjà trempés.






Et maintenant on attaque la loma brava, comme a dit Renan, littéralement la "colline furaxe", quasi à pic, enfin pas sympa quoi. C'est marrant, il faut s'accrocher aux racines, on se casse la figure parce que le chemin et trempé donc on glisse dans la boue, et on recommence!



Elle bluffe. Elle m'a vue une seconde avant que je prenne la photo alors elle a fait style. Ne vous y fiez pas. On avait déjà 3 bonnes heures de montée mouillée dans les jambes à ce moment-là, et il nous en restait deux.


C'est qu'on a rencontré en montant un groupe d'Allemands qui venaient avec un guide; et ils avaient perdu un de leurs enfants. Faut dire qu'ils étaient complètement inconscients: d'abord on n'emmène pas trois gamins dont un bébé (qui avait les lèvres et les ongles bleus de froid) crapahuter dans la jungle; ensuite on ne laisse pas son petiot de 6 ans partir en avant, surtout quand on est beaucoup plus lent que lui et qu'il ne parle même pas la langue. Bref, le petit Amos était perdu. J'étais assez impressionnée par la contenance du père, je ne vous décris pas l'état de panique hystérique dans lequel j'aurais été à sa place. On a passé un peu de temps à tourner dans les environs, on appelait Amos, on cherchait partout, mais on ne l'a pas retrouvé. Alors on les a laissés continuer à chercher pendant qu'on montait, parce qu'il vaut mieux ne pas se faire attraper par la nuit ici, et on voulait arriver au sommet.
Et pendant que vous marchez, une chose vous traverse l'esprit. C'est sur ces chemins-là, sous cette pluie-là, mais dans des conditions de tous les jours horribles, et tellement épuisés qu'on se demande quelles idées les fait encore tenir debout, que les guerrilleros passent leur vie entière. D'ailleurs, ces montagnes étaient fermées par l'armée jusqu'à récemment à cause de la présence de la guerrilla. Ca vous fait tout drôle.

Tadaaaaa.... el Pico de Loro!! (là je vous ai passé encore 2 bonnes heures de grimpette, ça devenait dur la dernière demi-heure). Le sommet, c'est des gros rochers dont on dirait que quelqu'un les a jetés là sans faire attention, et les a oubliés. Quand on est arrivés, tout était plus blanc qu'Ariel. On ne voyait pas un petit bout de pré en bas ni le moindre pic de montagne devant. Je vous laisse deviner la frustration sourde que vous ravalez entre vos dents, à défaut de déjeuner (parce que comme il est de notoriété publique, je suis quelqu'un avec un solide sens pratique, et je n'avais rien à manger). Heureusement, les autres avaient emmené deux-trois trucs, donc on s'est calés avec des petites saucisses en conserve. Les guides avaient le panier de pique-nique, la ptite salade de riz, la viande, tout le tralala, limite la nappe à carreaux.


Et d'un seul coup d'un seul, le vent du Nord a soufflé fort. La brume commence à se dissiper, tranquille, changeante. Et les sommets émergent tout autour, très proches et très hauts. On attendait encore que les autres arrivent; on savoure brusquement une paix et un silence dont on n'était pas conscient avant, assourdis par le brouillard.

On se retourne: la vallée d'où on vient.

Et voilà les autres. Voix d'hôtesse de l'air/guide des grands sommets: En face de vous sur l'expression d'Oscar, vous pouvez lire l'exténuation et le yen-a-marre qui caractérisent les derniers pas avant de se poser sur la première touffe d'herbe pelée qui vient. Cette façade est récurrente dans l'architecture néoclassique biiiip - pardon, bug.

Je suis un condoooooooooooooor!!!!!!


On dirait que Koki fait partie du paysage, non? qu'il est là tout le temps, sur son caillou, méditant la nuée, attendant les dingues qui viennent camper sur leur pic à la limite du ciel. Veni, vidi, vici. (En revanche, je sais pas bien pourquoi ma langue est dehors).



Pito l'explorateur.
Ces Colombiennes... a-tti-tude est le mot d'ordre. Peu importe combien elles ont pleuré pendant la montée.

Les mecs ne font pas tant de spectacle. Un peu de silence, et ne pas bouger, juste cinq minutes.
Et comme on pouvait s'y attendre, vu (ou vaguement distingué en plissant les yeux, plutôt) le brouillard qui s'amoncelait sur le Bec en question, il a plu. Très fort. On s'est réfugiés sous une toile en plastique, nous on ouvrait les saucisses qui restaient pendant que les gars cherchaient des branches à planter pour soutenir la toile.


Efraín, le fameux frérot. Copie conforme de Renan mais en rose.
1heure de l'après-midi, il fait déjà super sombre. C'est là qu'on se dit qu'il faut pas trop traîner, si on veut y voir quelque chose en descendant. Et le signal fatal: le tonnerre, très très fort juste au-dessus de nous. Les cheveux de Pito étaient complètement dressés sur sa tête, mais ça ne se voit pas bien sur la photo. Les miens aussi, et comme ils sont longs ça me faisait des antennes.


Un dernier moment pour regarder avant que ça ne se recouvre: ici c'est la jungle vierge, inchangée par l'homme, parcourue peut-être par la guerrilla, mais rarement, sur des milles et des milles.



Et on commence la descente. La montée c'était sportif, la descente n'est pas de la rigolade non plus. C'est plus pour penser, comme a dit Pito: il faut réfléchir chaque trois ou quatre pas pour élaborer stratégiquement votre prochaine avancée d'un mètre. Vous avez droit aux arbres, aux racines et aux lianes pour vous aider, mais vous avez une pénalité si vous faites rouler une pierre sur le chemin vers ceux de devant. Si jamais ça arrive, vous devez crier PIEDRA!!! pour que les autres sachent qu'un objet roulant potentiellement fatal va leur arriver sous les pieds, déjà dans un équilibre incertain entre la boue et les pierres vicieuses qui se détachent.

On redescent plus vite qu'on ne monte, mais ce sont quand même 4 heures. Les 3 premières sont les plus dures (la loma brava, vous vous souvenez?) Ensuite le terrain s'aplanit, et la végétation change aussi. On revient vers une espèce de forêt, moins de lianes et d'arbres étranges dans le plus pur style Silvebarbe. Cet arbre que vous voyez là, avec Renan et Efraín, il est important. C'est l'Arbre du Repentir: quand on arrive ici en montant, c'est le dernier moment où on peut décider de faire demi-tour et revenir à la maison. Sinon, une fois que vous êtes là, montez jusqu'en haut.
Pito et Maria Alejandra.

On commence à accélerer la descente. C'est l'instant où vous vous apercevez que cette jungle, elle ne vous a pas laissé passer comme ça, sans rien dire. A partir du moment où elle se referme sur vous, quand les arbres et des feuilles plus larges que vous bloquent l'entrée de la lumière, se reserre dans un même bruissement une atmosphère lourde d'humidité et oppressante. Ca ne vous affecte pas tout de suite, on s'en rend compte plus tard, quand c'est déjà fait. Et on accélère pour sortir vite: pour ne plus voir cette suite qui n'en finit pas de troncs et de branches et de pierres et de feuilles, vert, brun et noir confondus dans la voûte fermée si vous regardez vers le ciel.

Le bosquet des frères Grimm. On voulait attendre Monica Belluci, mais on était fatigués.
Et en plus, je vous demande pardon, mais je vaux bien une Belluci, moi aussi j'ai un accent bizarre quand je parle.

Imaginez-vous tout seuls la dernière heure pour rallier la maison des guides. Moi je ne fais plus d'efforts: je marche tout droit sans penser, les jambes se lèvent toutes seules, je suis trempée, je veux juste arriver.
Ca y est...

La paix retrouvée. Rien dans les jambes, rien dans la tête, je regarde fixement ces trucs étranges qui pendent. Le retour des guerriers, un quart d'heure après Pito, les guides et moi.
Ah, à propos d'Amos: on a demandé à des gens qu'on a croisés en arrivant près de la maison, et il a été retrouvé. Une belle part de chance, si on me demande mon avis. On était soulagés quand même.


Je ne bouge toujours pas, pas envie. De toute façon on attend les garçons qui sont allés piquer une tête dans la rivière pour se rincer. C'est Koki qui nous ramène à Cali.


Une fois dans la voiture, l'idée qui vous fait avancer, la lumière au bout du tunnel, c'est soupe aux légumes bol de thé, et qu'on me f... la paix. En caleño, ça se traduit par:
1. endurez 30 minutes d'air climatisé du bus Mio sous vos vêtements trempés et pleins de boue (et ne geignez pas, au moins maintenant les gens vous regardent pour une raison). Faites une flaque noirâtre sous votre siège, plic ploc PLAF, plic ploc PLAF (les frissons vous font onduler violemment à une fréquence d'aprox. 50Hz)

2. Arrivez dans votre appart sous l'oeil sarcastique du gardien (obstiné témoin de tous vos retours, et registre vivant de vos instants de gloire ou de décrépitude en tous genres);
3. faites chauffer une énorme casserole d'eau pour vous offrir le luxe d'une douche chaude, agenouillé, avec une tasse pour vous asperger (ça faisait des mois, 'jo'epucha!)*

4. Vous avez vu les plats de nouilles de Hulk? Bon, le même, factorielle.

5. Rassemblez votre volonté et traînez-vous jusqu'à l'anniversaire de Citlalli, (heureusement elle habite à cinq rues d'ici) parce qu'à Cali, la rumba ne va pas s'arrêter parce que vous décidez d'allez jouer à Tarzan.
Je suis restée une heure et ils m'ont renvoyé à la maison. Je ne devais pas avoir une bonne tête, et à côté des filles d'ici je ne vous raconte pas le contraste. Je me suis réveillée 12heures plus tard, fraîche comme une laitue.

* Un jour, je vous expliquerai d'où vient cette version polie d'un juron; ici n'est pas le lieu. En attendant, vous pouvez essayer de deviner.

2 commentaires:

  1. AAAAAAAAAAAAAAAAAAH!!!!! jveux construire des maisons , jveux aller dans la jungle, jveux grimper des montagnes!!! AU SECOURS!!!!!!!!!!!!!

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  2. ouha, jai trouvé comment on met un commentaire! maintenant je vais en mettre plein!! yahoooooo

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