Le jeudi, Felipe, dit Pito, un copain de l'université, m'attrape dans un couloir et me demande si je veux monter au Pico de Loro (Bec de Perroquet, littéralement). C'est un des sommets dans les cordillères qui bordent Cali, 2 800 mètres de haut. Les gens l'appellent comme ça, à cause de la forme de bec de perroquet au sommet quand on le regarde de loin, mais son vrai nom c'était Pico del Oro, Pic de l'or, à cause des mines d'or et de quarts qu'il y a. Mais comme vous allez vous rendre compte, c'est pas des mines faciles à exploiter.
Le programme, c'est lever à 5h, pour être à 6h30 à la Javeriana, une des universités pas loin de l'ICESI. Là, je dois retrouver Pito, et attendre que quatre copains viennent nous chercher en voiture. On sort de Cali, on monte à Pance, on grimpe le début de la cordillère et on vient cueillir le guide dans sa maison. 4h de montée, un peu moins de descente, et on revient à la maison le même jour. Haut les coeurs et haut les pieds, je signe.
La chose s'est un peu compliquée, bien sûr, sinon c'est pas drôle.
Pour moi, 2h de sommeil pas plus, pour cause de squat inopiné de Colombiens en peine d'un toit sous lequel raconter des bêtises toute la nuit. Je suis une excellente hôtesse (sisi, j'accueille même avec un jus de fruits de la passion, fait par moi); je les ai quand même virés sans remords sur les coups de 2h30, quand l'aube et l'heure de me lever pour aller crapahuter approchaient à grand pas.
Lever difficile, mais avec de la motivation on déplace des becs d'oiseaux exotiques, comme chacun sait. Premier aperçu du fameux bec: un mur de brume blanche en arrivant à la maison du guide à 7h du mat'.
La fine équipe, attendant le guide qui venait à peine de se lever. Je crois bien qu'il nous avait oubliés, mais comme on est arrivés devant sa porte, yavait plus grand-chose à y faire. De gauche à droite: Cristian dit Koki, Catalina, Pito, Maria Alejandra et Oscar.
On lève la tête: tout est blanc. Tout? non! ça se dégage, là, doucement. A ce moment-là, quand vous êtes tout contents parce que vous arrivez à voir un bout du flanc de la montagne devant, vous tombe dessus la dure réalité: aujourd'hui, il va pleuvoir.
Et il a plu toute la journée, dru et humide comme on l'aime. Je vous présente le guide: "Je m'appelle Renan", me dit-il. "Ca vient de France."
"Enchantée," je lui réponds; "c'est comme Ernest et moi."
Son frère nous accompagnait aussi; 21 et 17 ans. Le début de la montée: tranquille, sous les goutelettes, pas encore les trombes qui nous attendaient plus haut.
On a marché une vingtaine de minutes comme ça, paysage mi-pré mi-forêt; et à un moment tout commence à s'obscurcir. A cause de la brume qui monte, d'une part; et aussi parce qu'on rentre dans la jungle.
Plus sérieusement, c'est aussi parce qu'il y a des chemins qui paraissent des chemins mais n'en sont pas. Vous avancez, et pouf! le tapis de feuilles et de racines sur lequel vous marchez se déchirent et vous vous cassez la figure dans un abîme. L'histoire se termine là.
Et puis pour le folklore, il y a aussi la maison de la sorcière, qui est celle qui vous amène aux portes des autres mondes... mais je n'en dirai pas plus.
C'est pas que mon appareil photo soit sale: c'est la brume. Les montagnards racontent que quand on crie dans la montagne, ça fait monter la niebla, la brume. Soit elle a l'oreille fine, la montagne, soit elle avait gadejo = ganas de joder = envie de nous casser les pieds, parce que le seul bruit qu'on faisait c'était quand Pito disait des bêtises, ou les halètements gémissants des demoiselles derrière. Notez qu'à ce moment-là on était déjà trempés.
Tadaaaaa.... el Pico de Loro!! (là je vous ai passé encore 2 bonnes heures de grimpette, ça devenait dur la dernière demi-heure). Le sommet, c'est des gros rochers dont on dirait que quelqu'un les a jetés là sans faire attention, et les a oubliés. Quand on est arrivés, tout était plus blanc qu'Ariel. On ne voyait pas un petit bout de pré en bas ni le moindre pic de montagne devant. Je vous laisse deviner la frustration sourde que vous ravalez entre vos dents, à défaut de déjeuner (parce que comme il est de notoriété publique, je suis quelqu'un avec un solide sens pratique, et je n'avais rien à manger). Heureusement, les autres avaient emmené deux-trois trucs, donc on s'est calés avec des petites saucisses en conserve. Les guides avaient le panier de pique-nique, la ptite salade de riz, la viande, tout le tralala, limite la nappe à carreaux.
Efraín, le fameux frérot. Copie conforme de Renan mais en rose.
Un dernier moment pour regarder avant que ça ne se recouvre: ici c'est la jungle vierge, inchangée par l'homme, parcourue peut-être par la guerrilla, mais rarement, sur des milles et des milles.
Et on commence la descente. La montée c'était sportif, la descente n'est pas de la rigolade non plus. C'est plus pour penser, comme a dit Pito: il faut réfléchir chaque trois ou quatre pas pour élaborer stratégiquement votre prochaine avancée d'un mètre. Vous avez droit aux arbres, aux racines et aux lianes pour vous aider, mais vous avez une pénalité si vous faites rouler une pierre sur le chemin vers ceux de devant. Si jamais ça arrive, vous devez crier PIEDRA!!! pour que les autres sachent qu'un objet roulant potentiellement fatal va leur arriver sous les pieds, déjà dans un équilibre incertain entre la boue et les pierres vicieuses qui se détachent.
Pito et Maria Alejandra.
Imaginez-vous tout seuls la dernière heure pour rallier la maison des guides. Moi je ne fais plus d'efforts: je marche tout droit sans penser, les jambes se lèvent toutes seules, je suis trempée, je veux juste arriver.
Je ne bouge toujours pas, pas envie. De toute façon on attend les garçons qui sont allés piquer une tête dans la rivière pour se rincer. C'est Koki qui nous ramène à Cali.
Une fois dans la voiture, l'idée qui vous fait avancer, la lumière au bout du tunnel, c'est soupe aux légumes bol de thé, et qu'on me f... la paix. En caleño, ça se traduit par:
* Un jour, je vous expliquerai d'où vient cette version polie d'un juron; ici n'est pas le lieu. En attendant, vous pouvez essayer de deviner.